Demi-journée d’étude « Positionnements critiques »

Intervention dans le cadre de la demi-journée d’étude du LIER, intitulée « Positionnnements critiques », du 21 juin 2021

« Robert Brandom, une théorie intégralement normative de l’action pour dépasser l’opposition entre causalisme et intentionalisme »

Au cours de la deuxième moitié du XXe siècle, un débat portant sur l’action a particulièrement agité la philosophie. Ce débat est hérité des réflexions du second Wittgenstein sur l’action, en un mot le fait d’avoir critiqué l’apparente naturalité de l’action. Et cette critique, depuis Winch au moins, a eu une importance décisive pour les sciences sociales. Deux problèmes majeurs pour la théorie de l’action s’ensuivirent : 

  • Qu’est-ce qui distingue l’action d’une simple occurrence naturelle, d’un simple processus matériel ? par exemple, qu’est-ce qui distingue le fait que je plonge bien dans la piscine du fait que je tombe la tête la première ? 
  • Ensuite, Où commence mon action, où s’arrête-elle parmi tous les processus physiques environnants? Qu’est-ce qui fait que j’ai bien craqué une allumette par exemple, mais que je n’ai pas incendié tout le village ? 

En ce sens, la complexité de ce débat tient à sa porosité avec d’autres champs disciplinaires, telles que la psychologie, ou encore le développement de la théorie du choix rationnel. En effet, les réflexions de W sur l’action ont profondément mis à mal tout projet de pouvoir fonder une connaissance descriptive et positive de l’agir humain. L’enjeu de la théorie du choix rationnel, par exemple, est de donner les conditions minimales sous lesquelles une action est non pas une occurrence, mais bien une action : Une action est bien une action, dès lors, qu’à partir d’un ensemble de moyens de satisfaire mes fins, je peux maximiser l’avantage ou minimiser les coûts. Les sciences sociales ont soutenu, face à cette approche positiviste et volontiers naturalisante, la diversité des raisons qui rendent compte des actions humaines, c’est-à-dire l’impossibilité de réduire l’action à une simple interaction avec l’environnement seulement matériel. En réalité, ce faisant, les sciences sociales étaient confrontées à une mésentente : en effet, les reproches qu’elles ont le plus souvent adressés, manquent le fait qu’il ne s’agit nullement pour ces théories positives de l’action de fournir une théorie sémantique de l’action humaine comme peut le faire la sociologie, mais simplement de développer une théorie épistémologique, c’est-à-dire de fournir les conditions minimum pour ce qui est admissible comme « action » afin d’en penser la computation au niveau de la société et de la rationalité des échanges. Cette mésentente engage donc la philosophie à tenir sa place dans le débat si on veut pouvoir défendre l’importance des sciences sociales, et la défense d’un modèle social et sémantique de l’action. De là, l’opposition que j’aimerais présenter sur l’unité de l’action, entre davidson et Anscombe, entre un modèle causal de la raison d’agir et un modèle pratique de l’intentionalité.

J’aimerais reconstruire ce débat pour mobiliser par la suite, le philosophe sur lequel je travaille, Robert Brandom, philosophe pragmatiste américain, dans le sens d’une certaine prise de position de la philosophie des sciences sociales dans ce débat. Si Brandom ne parle pas des sciences sociales, je pense qu’il est possible de le tirer dans cette direction, au moins du fait du modèle intégralement social de l’Esprit qu’il propose. Tenter de prendre position avec Brandom et les sciences sociales dans ce débat, c’est pour moi exploiter surtout trois thèses : 

  • Toute action est envisagée à partir des justifications conceptuelles internes au groupe, et non à partir des relations causales
  • Toute action est essentiellement collective
  • Toute action implique l’autorité du groupe 

Au terme de la présentation de ce débat, il s’agira alors de concevoir non pas seulement l’exception du social, mais aussi, en retour, comment cette exception du social reconfigure toute prétention à la description de l’action, d’un point de vue naturaliste-causal. C’est ainsi alors qu’on peut proposer une véritable critique d’une conception épistémologique-décisionnel de l’action par le biais d’une conception sémantique-sociologique. 

Avant de présenter le débat en lui-même : repartons de la position de Wittgenstein. La position de W a consisté à critiquer toute apparente naturalité de l’action : W a introduit l’entité « action » pour la rendre solidaire d’un ordre descriptif, qui se trouve non dans le monde, mais dans nos jeux de langage consistant à expliquer aux autres ce que l’on fait. C’est ce qui a suscité ainsi la distinction entre l’ordre des causes et l’ordre des raisons. Dans les Recherches philosophiques, a partir d’un protocole de laboratoire, W examine l’équation suivante : 

« action volontaire = mouvement corporel + sensation cinesthésique »

Dans l’exemple, un cobaye reçoit des décharges électriques dans le bras lui donnant l’impression qu’il bouge le bras, quand en réalité, son bras reste allongé. De ce fait, l’équation ne tient pas, du fait de la différence entre le cobaye et l’examinateur qui voit qu’il ne bouge pas le bras. Dès lors, si l’action n’est pas solidaire de son constituant supposément principal, le geste, alors il faut bien la rendre solidaire de ce qu’on en peut dire, c’est-à-dire la rendre solidaire des jeux de langage. On peut reprendre l’exemple dans L’intention de Anscombe des différentes descriptions sous lesquelles apparaît l’action :

  • Un homme agite les bras de bas en haut
  • Un homme pompe l’eau dans la citerne pour alimenter une maison 
  • Il contamine la maison avec de l’eau empoisonnée 
  • Il assassine les membres d’un parti autoritaire qui habite cette maison 
  • Il évite l’extermination de tout un peuple 

Ce qui est frappant ici, c’est que la nature de l’action change à chaque description, parce que chaque description dit bien quelque chose de ce qui a été fait. C’est dire ainsi que ce qu’est une action, n’est rien de naturelle, mais dépend ultimement des moyens qu’on a de la décrire. 

La position de Davidson, en réaction à celle de W, consiste à rétablir une épistémologie moniste : l’important pour lui est d’assurer la prise du langage sur le monde. Il vise ainsi une théorie unifiée du sens et de l’action : si l’on veut pouvoir décrire une action, il faut pouvoir la référer à ce qui a lieu dans le monde et non simplement à l’ordre conventionnel des descriptions. Ce qui manque chez les Wittgensteiniens comme Anscombe, c’est pour Davidson, de nous dire ce qui cause l’action, c’est-à-dire ce qui fait que l’action a lieu. Davidson reprend le thème des descriptions de l’action, mais il soutient qu’il existe toujours une description privilégiée sous laquelle l’action est bien intentionnelle, volontaire. 

Toute la complexité du modèle de Davidson, c’est qu’il défend à la fois une position causale (il y a bien une raison d’agir qui cause un évènement dans le monde) et une position fonctionnaliste-interprétative (pour savoir ce qu’il se passe dans le monde, il faut savoir ce qu’a voulu l’agent). Dès lors, toute la pensée de Davidson est fondée sur le triptyque : langage, pensée et action. L’action à elle seule n’est qu’une occurence naturelle. Pour qu’il y ait une véritable action, il faut donc en plus de l’occurence naturelle qu’il y ait du langage permettant de décrire ce qui a lieu. Et en plus de ce langage, il faut qu’il y ait de la pensée, c’est-à-dire la pensée de l’agent permettant d’expliquer l’action, de rendre vrai une description sous laquelle l’action relève bien d’une raison d’agir causale. Ainsi pour reprendre l’exemple de « Actions, raisons et causes » 1

  • J’appuie sur l’interrupteur, j’allume la lumière, j’illumine la pièce. Mais, sans le savoir, ce faisant, j’alerte le bandit qui est en train de voler mon appartement de ma présence dans ce lieu. 

Les descriptions de l’action s’enchaîne les unes les autres. La question est donc de savoir sous quelle description l’action peut-elle bien être une action ? Il y a donc bien des phrases qui sont vraies de l’évènement (et on pourrait continuer : alertant le bandit, je provoque sa fuite par la fenêtre, la venue de la police, etc, etc). Mais pour savoir ce qui a causé l’action, des phrases vraies de l’évènement ne sauraient suffire, il faut encore pouvoir décrire les états mentaux de l’agent par le biais d’attitudes sous lesquelles ce qui a été fait, est bien vrai. Le cadre interprétatif permet de dire ce qui est vrai de l’action et ce qui relève seulement de l’évènement : parce qu’il y a bien des descriptions qu’on ne peut pas rapporter à des attitudes de l’acteur, c’est-à-dire ne relève pas d’une raison d’agir causal. Par exemple, je n’ai jamais eu l’intention d’alerter le voleur. Tout l’argument de D tient alors en un échange de détermination entre cause et raison d’agir : une raison d’agir ne saurait être rationnel que si elle possède une force causale, à l’inverse une cause ne saurait entraîner un effet que si on peut en concevoir la rationalité. C’est ce qui lui permet de défendre une épistémologie moniste : on ne peut distinguer l’ordre des causes et des raisons. 

Ainsi ce qui distingue l’action, c’est bien la description sous laquelle l’action est l’effet d’une raison d’agir, dans la tête de l’agent. 

Quand bien même Davidson souligne que l’action relève bien d’un cadre interprétatif, d’une interprétation, par laquelle on prête à l’agent des états mentaux, D reste soumis à une interprétation littérale de l’action : il faut toujours chez D, sous peine de rendre l’action monstrueuse, se référer à l’événementiel de l’action. Et l’évènementiel de l’action, c’est simplement le mouvement corporel, c’est-à-dire le geste. Autrement dit, bien que Davidson dresse une théorie sémantique permettant de prendre en compte les états intentionnels de l’agent, il reste trop prisonnier d’une conception de l’action comme d’un geste – ici le geste par lequel le doigt enfonce l’interrupteur. 

Or justement Anscombes lui reproche qu’on ne gagne rien en réalité à dire qu’une des descriptions de l’action vaut comme une cause. On postule une entité mentale, sans gagner de puissance d’explication. 

Anscombes s’oppose très vivement à ce schéma naturaliste-causale : Anscombe tente justement de penser le concept d’intention hors du cadre de la psychologie causalistes des évènements mentaux. Pour Anscombe, l’intentionalité découlent non des états mentaux de l’agent mais d’une réflexion sur l’inférence pratique, c’est-à-dire d’une réponse à la question « Pourquoi ? ». 

Il faut distinguer ainsi le raisonnement théorique et le raisonnement pratique : 

  • Raisonnement théorique : raisonnement par quoi une conclusion suit nécessairement de prémisses vraies. Raisonnement dont la vérité est conditionnée par la description du monde. 
  • Le raisonnement pratique n’est pas une preuve portant sur une connaissance universelle, mais l’élaboration d’un choix portant sur une action particulière dans des circonstances particulières. Le raisonnement pratique ne vise pas à décrire le monde, mais à produire un changement dans le monde

Ex : si je dois aller acheter du beurre au supermarché et que je reviens avec de la maragarine, la faute ne revient pas à la liste de course qui fait une mauvaise description du monde, mais la faute revient à mon action : j’ai produit la mauvaise performance dans le monde. 

Or justement, la critique de l’hypothèse mentaliste-causale selon laquelle il serait possible d’isoler un événement mental qui causerait l’action, découle d’une conception du raisonnement pratique sur le modèle du raisonnement théorique : on contemple l’action sur un modèle théorique, sans prendre en compte le savoir-faire qui s’y joue. Il est erroné de croire qu’une action intentionnelle témoigne d’une relation causale entre intention et acte car rien ne nous oblige à considérer l’intention comme un « état psychologique » indépendant et distinct de l’action elle-même. La plupart du temps, c’est dans l’action que se manifeste l’intention et si elle n’était qu’un processus interne séparé, nous ne pourrions même pas en parler. L’erreur des modèles mentalistes sur ce point est de concevoir l’action comme l’indice de quelque chose d’interne. L’action n’est pas un indice de quelque chose d’invisible, elle est l’expression d’une volonté ou d’une intention qui se définissent par cette expressivité. Le savoir-faire dans l’action est créateur, c’est pourquoi l’intention se découvre dans l’agir. On peut reprendre ici un exemple de descriptions de « Practical Truth ». Voici les différentes descriptions :

  • Une femme met de l’encre sur une feuille 
  • Elle signe une feuille de son nom 
  • Elle s’engage dans une pétition publique 
  • Elle accomplit une promesse

L’intentionnalité est exprimée par la suite des énoncés engendrée par la série des réponses à la question « Pourquoi? ». Mais Anscombes remarque également que les descriptions s’articulent les unes aux autres : pour que la personne signe la feuille, il faut bien qu’elle utilise de l’encre. 

L’intentionnalité découle justement de cette articulation des descriptions entre elles. En effet, les contenus de l’action ne sont pas stipulés en amont par un interprète capable de les déployer. Les contenus intentionnels relèvent du raisonnement pratique : l’action intentionnelle suit des prémisses. Je ne peux pas tenir ma promesse, si je n’agis pas. La fin, ici l’accomplissement de la promesse, n’est pas indépendant du raisonnement pratique, sous lequel je peux décrire l’action. Si précisément, je laissais moisir cette pétition sur mon bureau sans jamais la poster, on ne pourrait pas dire que j’ai accompli une promesse, car ce serait là une description qu’on ne pourrait pas articuler aux autres et l’action changerait radicalement. Dès lors, La rationalisation (la réponse à la question « Pourquoi ? »)  fait partie même de l’action. Autrement dit, La raison de l’action n’est ainsi pas antérieure à l’action : c’est parce qu’on s’interroge sur le « Pourquoi » de l’action, qu’on peut distinguer l’action comme action intentionnelle. 

De ce fait, la volonté, loin d’être une puissance causale, est une représentation verbalisable d’une partie conventionnellement délimitée de ce qui a lieu : la représentation verbalisable de ce qui est intentionnel, comme inférence exprimant les moments de l’action.

Reconstruisant ce débat, on en voit ainsi les achoppements : 

  • Davidson reste soumis à l’évènement de l’action, pour donner à l’action une référence et ainsi défendre une épistémologie moniste et naturaliste, c’est-à-dire causale. Ce faisant, l’action est réduite à un geste, à une simple interaction avec l’environnement matériel – sans prise en compte de l’environnement social. 
  • Anscombe peut reconstruire l’ordre intentionnel, comme des relations internes au raisonnement pratique. Mais ce faisant, on ne sait pas comment s’articulent les conflits de description entre un sujet et un autre. 

Dans un cas, l’action relève trop étroitement de relations conceptuelles internes, dans l’autre elle est réduite à un mouvement. L’enjeu est donc de savoir s’il est possible de mobiliser Brandom dans ce débat. Est-il possible en pensant dans un cadre social l’action de dépasser à la fois une conception causale et une conception intentionnaliste ? 

Toute la philosophie de l’action chez Brandom trouve dans une forme de socialisation normative le moyen de répondre aux enjeux de la philosophie de l’action. De Making it explicit en 1994 à A Spirit of Trust en 2019, Brandom semble radicaliser le modèle normatif qu’il propose : d’une socialisation normative de la raison d’agir, il développe une responsabilité collective de l’action individuelle. 

Toute la Philosophie de l’action qu’on trouve chez Brandom est fondée sur deux thèses : 

  • Autant le raisonnement pratique que le raisonnement théorique sont expressifs : ils expriment ce qu’on fait en pratique. Comme chez Anscombe, la raison de l’action n’est pas antérieure à l’action, puisque c’est justement l’action qui exprime sa raison. 
  • Dès lors, si la raison est expressive, alors il y a une homologie entre ce que l’on fait et ce que l’on dit : autant les actions que les assertions expriment des inférences, c’est-à-dire des relations de prémisses à conséquences. Et ces inférences ont une dimension normative, c’est-à-dire qu’elles relèvent d’engagements et d’habilitations

Ainsi, Brandom d’une certaine manière récupère l’idée d’Anscombe selon laquelle la raison de l’action se dévoile dans l’action et non avant elle. Et il récupère également le cadre interprétatif de Davidson mais interprété de façon normative et non plus mentaliste. Autrement dit, ce qui déclenche une action, ce n’est pas la dimension causale de la raison d’agir, c’est le suivi d’une règle inférentielle, implicite dans la pratique. Et cette règle n’est ni une loi explicite, ni une régularité incorporée sur le modèle d’un habitus. 

Comme chez Davidson, Brandom défend que pour savoir ce qui a été fait, il faut se placer du point de vue de l’agent, mais non au sens où on devrait lui supposer des états mentaux internes, mais au sens où on lui attribue un engagement pratique. De ce fait, c’est justement dans la différence des perspectives qu’apparaissent ces engagements inférentiels, constituant le raisonnement pratique. L’action ainsi est toujours soumise à une détermination sociale. Cette différence des perspectives tient à celui qui agit et celui qui attribue une action. Dès lors, quand j’applique un concept, quand j’accomplis une action, je suis responsable devant ce que d’autres m’attribuent comme contenu conceptuel relativement à ce que j’ai fait et à ce que j’ai dit. 

Ce qui permet à Brandom d’accorder une telle place aux normes dans l’action, c’est une certaine inversion de la relation cause-justification. Chez Brandom, les actions disposent d’un contenu conceptuel, essentiellement parce que nous sommes responsables de nos actions et que nous sommes tenus pour responsables d’elles. Partir de la responsabilité pour saisir le sens des concepts et des actions, c’est donc socialiser la raison. Je suis responsable du contenu de mon action, et de ce fait, je suis tenu à cette responsabilité par d’autres. 

De ce fait, Brandom en vient à inverser radicalement la relation de la cause à la justification : ce n’est plus l’ordre causal naturel qui distingue ultimement une action. Brandom reconnaît un contact causal avec les choses, mais ce contact causal ne saurait rendre compte des contenus conceptuels que nous échangeons. Quand bien même une action serait une simple réponse à un stimulus, pour qu’elle soit attribuable à son auteur, il faut la doter d’un contenu conceptuel, il faut en rendre raison. Par exemple les chickens-sexers sont des employés dans l’industrie du poulet : ils ont pour tâche de distinguer les poussins mâles des poussins femelles. Ce qui est extrêmement troublant, c’est que personne ne sait comment ils font pour distinguer mâle et femelle. Mais ils le font avec une régularité très grande. Ici certes il y a bien une action qui semble causale, c’est-à-dire en réponse à des stimuli, puisque les acteurs eux-mêmes ne savent comment ils font pour différencier poulet mâle et femelle. En revanche, « chicken-sexers », c’est un statut normatif, résultat de l’inférence : effectivement l’employé en question a classé suffisamment de poulets de façon approprié, alors il peut être un chicken-sexer. 

De cet exemple, on peut déduire deux éléments quant à la normativité ici en question : 

  • Il s’agit véritablement de normes en tant que l’observateur n’est nullement extérieure à cette justification. Autrement dit, si je ne souscris pas déjà à l’inférence selon laquelle un homme qui pratique un certain nombre de rites religieux, est un homme qui a la foi, alors je ne peux pas décrire sa pratique, j’applique les mauvaises catégories. 
  • Il s’agit d’une véritable normativité parce qu’elle fait place à la possibilité de la faute – en tant que la faute n’est pas sanctionnée ultimement de façon physique, mais de façon normative : si le chickens-sexer en question se trompe trop souvent, il se verra retirer son statut normatif de chickens-sexers fiables, on va considérer qu’il est moins fiable

Ainsi toute action est bien, dans ce modèle, collective, au sens où elle relève toujours de l’attribution d’engagements et d’habilitations, c’est-à-dire au sens où elle suppose une responsabilité à l’égard de normes. Ce qui distingue une action, c’est justement le fait d’admettre un engagement pratique qui peut être explicité par des normes. Toutefois Brandom ne se satisfait pas de ce premier modèle normatif : une telle socialisation normative de la raison d’agir suppose que l’engagement et l’habilitation portent seulement sur le seul contenu cognitif de la raison attribuée. De ce fait, cette socialisation normative présente le défaut d’être modelé sur les concepts descriptifs. 

Je peux attribuer un engagement conceptuel à l’agent, si cet engagement conceptuel permet de décrire ce qui est approprié à sa pratique. Mais en vérité, l’engagement et l’attribution suppose encore la reconnaissance. Pour reprendre un exemple de Brandom, il ne suffit pas d’attribuer un statut normatif de « grand joueur d’échec » à quelqu’un, il faut encore que celui qui attribue un tel statut normatif, soit normativement à même de le faire. Si un joueur sachant à peine jouer attribue le statut de « bon joueur d’échec » seulement au N*1 mondial et le refuse à son propre professeur, il se condamne lui-même parce que les autres joueurs ne le reconnaîtront pas en retour. Cette reconnaissance ne porte plus seulement sur le contenu cognitif de l’engagement pratique, mais plus largement sur l’autorité normative à pouvoir s’engager conceptuellement. Dès lors cette figure nouvelle de la reconnaissance amène Brandom à une thèse radicalement holiste à travers la synthèse d’une communauté normative par la reconnaissance réciproque. Comme ce holisme est fondé sur la reconnaissance, il est fondé sur le couple statuts – attitudes. Brandom définit la modernité comme la dépendance des statuts à l’égard des attitudes : il ne saurait y avoir de statuts – typiquement de statuts d’autorité politique – sans que ces statuts soient préalablement reconnus par l’attitude de ceux sur lesquels ils s’exercent. C’est ce qui amène Brandom à dresser une conception historique de l’agentivité : 

  • Dans une conception traditionnelle de l’agentivité, la responsabilité est tragique au sens où je suis toujours tenu pour responsable de plus que ce que je n’ai pu vouloir. La responsabilité excède la volonté. C’est ainsi la responsabilité tragique d’Œdipe qui est tenu responsable d’avoir tué son père et couché avec sa mère, bien qu’il ne savait pas que le vieillard sur la route était son père et Jocaste sa mère.
  • Dans une conception moderne de l’agentivité, dès lors qu’il existe des individus comme sujets normatifs, on peut donc faire le partage hégélien entre Tat et Handlung : c’est-à-dire entre l’acte, ce qui résulte de ce qui a été fait, et l’action, c’est-à-dire ce dont on peut m’imputer la responsabilité. J’exige de n’être tenu responsable que de ce que j’ai pu vouloir (Je ne suis pas responsable d’avoir brûlé la grange du voisin, si j’ai seulement fait un feu pour me réchauffer)
  • Enfin, on peut poser la question, que peut-être dans ce cadre une responsabilité pleinement démocratique ? C’est une responsabilité collective pour des actes individuels. Sous une interdépendance accrue, les conséquences non-volontaires de mes actes, sont tellement liées à celles d’autrui, que nous sommes collectivement responsables de cet enjeu. C’est là me semble-t-il une pensée de la responsabilité à même de prendre en charge la question climatique, qui excède le subjectivisme habituel de la responsabilité individuel envers le futur, pour les générations à venir. 

L’action, en ce sens, est le fruit de la socialisation des individus. C’est donc bien collectivement que s’institue le partage entre l’action et l’occurrence, parce que ce partage relève de la manière par laquelle les normes sont distribuées socialement. 

Dès lors, il faut admettre ainsi que, même en amont du problème de l’articulation des causes et des raisons pour expliquer l’action, le problème de l’individuation de l’action comme action ne se pense qu’à partir de l’institution sociale de l’agentivité : le partage entre l’action et l’occurrence amène ainsi à reconnaître l’exception du sociale et, en retour, l’exception du social permet d’historiciser toute forme de naturalisation causale de l’action. La conséquence alors, c’est que l’action devient irréductible au geste et que l’action est intrinsèquement collective, sociale. L’action, c’est ce qui est soumis à la reconnaissance sociale, par une certaine articulation de la différence entre les statuts et les attitudes. 

1. Davidson, Donald. Essays on Actions and Events. Oxford: Oxford University Press, 2001>